1) Les échecs amoureux au Moyen-Âge européen

Tout semble donc indiquer que le jeu d’échecs vient du chaturanga inventé en Inde. De là, le jeu se serait propagé jusqu’en Perse. Ainsi, lorsque les Arabes envahirent la Perse, ils adoptèrent à leur tour les échecs sous le nom de Shatranj.

Les pièces du jeu étaient alors le Roi (se déplaçant d’une case sur la verticale ou l’horizontale), le Vizir (se déplaçant d’un seul pas en diagonale), l’Eléphant (sautant de deux cases en diagonale), la Tour (à peu près semblable à l’actuelle tour), le Cheval (identique à notre cavalier), et le Soldat (correspondant à notre pion mais dépourvu du double pas initial).

Au VIII siècle, les Arabes envahirent une partie de l’Espagne. C’est ainsi que le jeu d’échecs traversa la Méditerranée. Mais ce n’est qu’au X siècle que les nobles européens s’y intéressaient pour la première fois. Pourquoi tant d’années d’adaptation ? Sans doute parce que la société féodale du X siècle correspondait davantage aux principes du jeu : la défense du roi, l’esprit de sacrifice, le courage, les tours protectrices des châteaux forts, les soldats et le petit peuple au service du roi, les chevaux indispensables en ces temps de querelles seigneuriales… C’est à cette époque que le jeu fut rebaptisé « jeu d’échecs » (l’expression « Echec et Mat » vient de l’arabe Shah Mat signifiant « le roi est mort »). Il fut alors adapté aux mœurs occidentales : le Vizir devint la dame, l’éléphant devint suivant la région évêque, juge, messager, conseiller…

Deux nobles allemands jouant aux échecs

Deux nobles allemands jouant aux échecs

Les échecs reproduisaient alors exactement une bataille du temps de la féodalité : deux petites armées défendent le roi et la dame, protégés dans les tours des châteaux forts… Dans Le conte du Graal écrit entre 1181 et 1191 par Chrétien de Troyes, un passage fait allusion au jeu d’échecs. Une tour est attaquée par le peuple (les pions ?) qui désire récupérer le corps du chevalier Gauvain (le roi ?), mais un portier en défend l’entrée (le fou ?) et une demoiselle (la dame ?) l’aide en jetant les pièces d’un jeu d’échecs. Ce geste, qui doit être vu symboliquement, souligne encore la référence à une partie d’échecs. Voici l’extrait où la « dame » se défend tant bien que mal :

La demoiselle furieusement
Leur lança les pièces du jeu
Qui gisait sur la dalle,
Elle a serré sa taille et retroussé sa robe
Elle jure comme une femme en colère
Qu’elle les fera tous détruire,
Si jamais elle le peut, avant qu’elle meure.
Mais les manants sont acharnés,
Ils sont décidés à leur abattre
La tour sur eux, s’ils ne se rendent.
Et eux se défendent toujours mieux,
En leur jetant les grosses pièces d'échecs.
La plupart battent en retraite,
Faute de pouvoir résister à cette offensive,
Mais ils se mettent avec des pics d’acier à saper la tour,
Pour la faire s’écrouler.

Pour autant les Européens du Moyen-Âge n’étaient pas passionnés par ce jeu, à l’inverse des joueurs arabes, parmi lesquels certains formalisaient déjà la tactique : on vit apparaître les premières études et les premiers problèmes (trouver par exemple un mat en deux coups). Les Arabes avaient bel et bien adopté ce jeu, qu’ils fussent rois, princes, conseillers, problémistes, ou simplement joueurs. Les rares joueurs européens, eux, y voyaient plutôt un divertissement utile à des rencontres amoureuses : les parties peuvent en effet durer plusieurs heures ! Ce fut l’un de ces galants qui écrivit ce sensuel sonnet adressé à sa Dulcinée. Cette œuvre en ancien français fut publiée pour la première fois en 1618:

Le jeu des eschets, aux dames

Ça, jouons aux eschets et donnez moy la Dame,
Catherine, mon cœur, doy-je pas justement
La recevoir de vous ? Vous qui, incessamment,

D’un mal inévitable emprisonnez mon âme.
Cupidon, vostre Roy, que sans fin je réclame,
De ses traicts, vos pions, m’attaque finement.

Si je pense fuir, vos deux yeux, vistement,
Comme bons chevaliers m’arrestent de leur lame.
Dedans vostre beau sein se pommellent deux tours
Qui, d’un autre costé, m’empeschent mes destours,

Et vos bras, deux Archers, ne font d’autre finesses.
Bref, vos perfections sçavent si bien matter
Que je n’espère plus vostre mal éviter :
Donnez moy donc la Dame ou l’une de vos pièces.

Ça, jouons aux eschets et donnez moy la Dame,
Catherine, mon cœur, doy-je pas justement
La recevoir de vous ? Vous qui, incessamment,

D’un mal inévitable emprisonnez mon âme.
Cupidon, vostre Roy, que sans fin je réclame,
De ses traicts, vos pions, m’attaque finement.

Si je pense fuir, vos deux yeux, vistement,
Comme bons chevaliers m’arrestent de leur lame.
Dedans vostre beau sein se pommellent deux tours
Qui, d’un autre costé, m’empeschent mes destours,

Et vos bras, deux Archers, ne font d’autre finesses.
Bref, vos perfections sçavent si bien matter
Que je n’espère plus vostre mal éviter :
Donnez moy donc la Dame ou l’une de vos pièces.

La traduction de ce poème est disponible en annexe.